jeudi 7 juillet 2011

L'homéostasie : une approche des systèmes complexes

Mobilité et stabilité ne sont pas antinomiques : un cycliste n'est stable sur sa bicyclette qu'en avançant. (Jacques Chirac)
Avez-vous entendu parler du concept d'homéostasie ? Il y a encore quelques mois, j'ignorais tout de cette notion, si ce n'est que cela me rappelait, peut-être, de vieux cours de biologie du collège.
Pourtant, l'ouvrage qui me l'a fait découvrir traitait de management. Et en creusant un peu, j'ai découvert une autre façon d'aborder les problèmes techniques complexes.

Une notion issue de la médecine

Le concept d'homéostasie a été introduit vers 1850 par le célèbre médecin Claude Bernard. Il s'applique d'abord au corps humain : c'est la capacité du corps à conserver son état de fonctionnement, c'est-à-dire de rester en vie.
Ce n'est en effet pas trivial de maintenir le corps pendant des années à température quasiment fixe (37°C), ni de maintenir les concentrations chimiques de divers constituants du corps (sels, sucres, acidité, oxygène...). Il faut donc que le corps humain ait développé tout un tas de mécanismes de régulation pour en être capable.
L'homéostasie n'est évidemment pas propre à l'être humain, et il est naturel d'étendre le concept à tout organisme vivant. Ce n'est toutefois qu'à partir du milieu du XXe siècle que le concept sera intégré à une réflexion bien plus générale.
En effet, c'est dans l'après-guerre que se développent des sciences abordant les systèmes complexes. Auparavant, l'approche quasi-unique des scientifiques était le réductionnisme : tout système complexe étant composé d'éléments simples, il semble évident que la compréhension du système global passe par la compréhension de ces éléments. Désormais, une autre approche, complémentaire, apparaît : la systémique.
L'idée principale de la systémique est qu'un tout est plus que la somme de ses parties, et les propriétés d'un système complexe sont parfois difficilement prédictibles par la seule connaissance des propriétés de ses constituants élémentaires.
Ainsi, certaines propriétés des substances à l'échelle macroscopique, comme le fait d'être solide ou liquide à une température donnée, est difficile à prédire à partir de la connaissance même fine des propriétés des molécules qui la constituent. A ma connaissance, il est encore aujourd'hui impossible de prédire le point de fusion de l'eau (0°C à pression ambiante) à partir des principes généraux de la mécanique quantique à l'échelle moléculaire, pourtant très bien compris. La nature solide ou liquide de l'eau est ainsi ce qu'on appelle une propriété émergente : c'est la complexité du système (ici, le nombre gigantesque de molécules, de l'ordre du nombre d'Avogadro, soit typiquement 10^24 molécules) qui rend imprédictible la propriété du système.

Compliqué ou complexe ?
Il existe des systèmes avec de nombreux constituants différents qui sont compréhensibles à partir d'une approche réductionniste. Ainsi, un avion moderne est composé d'un tas de composants divers, parfois eux-mêmes composés d'éléments plus simples. Toutefois, la compréhension de chaque élément d'un composant permet de prévoir le comportement de ce composant, et la compréhension de chaque composant permet de prévoir le comportement de l'avion. Un tel système est compliqué, mais n'est pas complexe.
Un métal pur comme l'or est, à l'inverse, un système peu compliqué : il n'y a qu'un seul type d'atome (Au). Pourtant il est très difficile de prévoir précisément les propriétés macroscopiques de l'or (sa température de fusion, par exemple), et la théorie nécessaire pour comprendre qualitativement certaines de ses propriétés comme sa ductilité n'est pas à la portée du premier venu. Il s'agit donc d'un système complexe, mais pas compliqué.

La systémique est donc une approche qui abandonne la recherche de la compréhension des composants d'un système pour se focaliser sur son fonctionnement global.
Le corps humain est certainement un système complexe (et compliqué), et l'homéostasie est typiquement un phénomène de système complexe. Il a donc intéressé les pionniers de la systémique comme William Ross Ashby ou Ludwig von Bertalanffy. L'homéostasie est une caractéristique générique des systèmes parmi les plus intéressants, ceux qui conservent durablement une structure stable. Il peut s'agir d'un organisme vivant, mais aussi d'une entreprise, d'un procédé industriel, ou encore d'une économie. On est déjà loin de la médecine !

Un modèle de système complexe

L'homéostasie biologique est intéressante car elle permet de comprendre un système complexe stable par analogie avec un organisme vivant.
D'abord, pour qu'il y ait homéostasie, il faut des mécanismes de régulation. Ce sont des mécanismes permettant le retour à un état stable, faisant typiquement appel à un rétroaction négative : lorsque l'on perturbe le système, il s'en suit alors un effet qui va avoir tendance à ramener le système vers son état stable initial.
Les mécanismes de régulation sont en principe efficaces pour des petites perturbations. Par contre, dès qu'une perturbation est trop importante, il se peut que la rétroaction devienne positive :le mécanisme de régulation éloigne alors le système de son état stable initial. Il se peut alors que :
  • le système se détruise : c'est le cas de l'organisme vivant qui meurt ;
  • ou que le système se stabilise dans un autre état stable.
La seconde situation est la plus intéressante, car elle est assez fréquente dans un système très complexe. Ainsi, une même personne peut stabiliser sa corpulence à divers niveaux : un petit régime n'a probablement guère d'effet à long terme du fait de la régulation de l'organisme, mais une perte de poids liée à une longue maladie peut modifier durablement la corpulence à une valeur nettement plus faible. Attention, je ne prétends en aucun cas préconiser une méthode de régime à quiconque : adressez-vous à un médecin.
Ainsi, l'homéostasie empêche de changer d'état en cas de petite perturbation, mais cet état stable n'est pas forcément unique pour un système complexe donné. Ce serait même l'exception.
D'où l'idée d'appliquer cette notion au management, par exemple : une entreprise étant un système complexe plutôt stable, elle est probablement en homéostasie. Pour changer le fonctionnement de l'entreprise, il est inutile de tenter des petites modifications progressives, car par les mécanismes de régulation qui assurent la pérennité de l'entreprise, son personnel s'opposera spontanément au changement. Il faut donc perturber fortement et habilement l'entreprise en se servant des mécanismes de régulation pour aboutir à un nouvel état stable.
Voilà peut-être pourquoi certaines entreprises n'innovent pas, malgré un discours incitatif du management : l'homéostasie s'oppose à cette petite perturbation, et l'entreprise reste dans un état stable peu innovant. Devenir une entreprise innovante n'est pourtant pas inaccessible, mais cela nécessite un changement fort et habile, qui se sert des forces de l'entreprise pour la changer.

Systémique et médiation technique

La systémique est une approche particulièrement intéressante pour le médiateur technique, car elle invite à ne pas seulement s'intéresser aux détails lorsque l'on aborde un nouveau système technique, mais aussi, et même avant tout, à son fonctionnement global.
En effet, lorsqu'il s'agit de transposer chez le client un système technique d'un autre secteur d'activité très différent, il est probable que de nombreuses adaptations techniques soit nécessaires. Ce qu'il est important de transposer, c'est le fonctionnement global du système, notamment les mécanismes de rétro-action, et pas forcément tous les choix techniques dans le détail, car ils sont souvent spécifiques à un secteur.
Par exemple, si l'on veut transposer le principe d'une pompe à eau au pompage d'un fluide très différent comme un métal liquide, il sera intéressant d'identifier les mécanismes qui assurent le bon fonctionnement de la pompe (sécurités, astuces permettant la maintenance) et pas forcément de retenir la nature des matériaux employés qui risquent fortement de ne pas être adaptés à ce liquide métallique.
La sélection astucieuse des savoirs et savoir-faire pertinents à transmettre, suggérée par la systémique, peut ainsi faire gagner fortement en efficacité.

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