Si c'est certainement une bonne chose pour être capable d'innover technologiquement, c'est probablement aussi un frein à l'innovation.
Innover ou inventer ?
J'entends ou je lis parfois que les ingénieurs français ne sont pas formés pour innover. Par exemple, ici ou là, ou encore là. Cela laisse entendre que nos ingénieurs sont incapables d'innover pour la plupart.
C'est probablement vrai, mais pas pour les raisons qui viennent intuitivement à l'esprit.
Précisons d'abord le sujet. Innover, c'est introduire quelque chose de nouveau quelque part. En général, quand les gens parlent d'innovation, on parle d'innovation sur un marché, et non pas d'innovation au sein d'une entreprise. Je ne considérerai dans la suite que cette première acceptation.
Pour innover, il faut donc :
- faire quelque chose de nouveau : c'est l'invention ;
- et l'introduire sur le marché : c'est le lancement.
Que ce soit au travers de mes études, de mon expérience passée dans l'ingénierie et la R&D ou dans mon expérience actuelle de médiateur technique, j'ai eu l'occasion de rencontrer un grand nombre d'ingénieurs et de techniciens de tous horizons, travaillant dans un tas de domaines variés. Et il m'apparaît évident que nos ingénieurs sont inventifs. C'est d'ailleurs également le cas des ingénieurs étrangers, européens ou asiatiques, que j'ai pu rencontrer.
En fait, les ingénieurs ont plein d'idées techniques, et si on leur en donnait les moyens, ils pourraient créer un tas d'objets ou de services fantastiques.
Mais le bât blesse lorsqu'il s'agit de lancer une invention sur le marché. Un ingénieur n'est pas formé pour cela, et n'est en général pas employé à cela.
Et, fort logiquement, l'ingénieur typique n'est pas capable d'innover. Du moins tout seul.
Et les commerciaux ?
Toutefois, le lancement d'un produit ou d'un service est a priori le rôle de professionnels spécialisés : les marketeurs et les commerciaux. Il paraît donc naturel d'associer ces experts à l'innovation.
Les marketeurs apportent des éléments permettant à un chef d'entreprise d'orienter sa stratégie : études de marché, identification de tendances, synthèse des retours des clients, suggestion de stratégies de lancement pertinentes.
Ils sont assez peu sollicités par les industriels. Trop peu, à mon avis. Mais c'est sans doute le symptôme d'une certaine frilosité et d'une aversion envers tout le processus de lancement d'une innovation, car il s'agit toujours d'un bond dans l'inconnu. Surtout si une expérience précédente de lancement s'est traduite par un échec douloureux pour le chef d'entreprise et ses ingénieurs dont l'invention leur paraissait avoir un intérêt tellement évident pour leurs clients.
Mais si une entreprise industrielle peut se passer de marketeurs, elle ne peut se passer de commerciaux. Or c'est là que j'ai observé un étonnant manque de formation.
Les commerciaux sont formés à vendre. C'est évident. Mais sont-ils formés à lancer un nouveau produit ou un nouveau service ?
Entendons-nous : pas un produit vaguement différent du produit précédent, non. Ils savent généralement vendre un rasoir à 17 lames qui succède à un modèle à 16 lames, qui était lui-même précédé par un rasoir à 15 lames. Ça vous rappelle une publicité télévisée ?
Je prétends, mais je suis prêt à changer d'avis si on me démontre le contraire, que les commerciaux ne sont pas formés à lancer une innovation.
Assez curieusement, la plupart des commerciaux détestent chercher de nouveaux clients. La prospection n'attire que peu de commerciaux expérimentés, et il n'est pas rare que cette tâche soit dévolue à des débutants qui apprennent sur le tas. Certes, ils ont eu quelques cours sur comment répondre à une objection ou comment "forcer" un prospect à acheter rapidement, et certains sont plus doués que d'autres pour établir un bon contact. Mais c'est essentiellement de l'expérience que vient leur "formation" à la prospection. L'expérience est généralement désagréable, et les commerciaux confirmés s'orientent vers des tâches plus nobles à leurs yeux, ou au moins plus gratifiantes, comme la gestion des gros clients ou le management de jeunes commerciaux.
On confie donc le plus souvent à des débutants l'une des tâches les plus importantes d'un point de vue stratégique, la prospection de nouveaux clients.
Peu importe, dans le fond, si le produit est déjà connu : le rasoir à 17 lames se vendra aussi bien que le rasoir à 16 lames, et il n'est peut-être pas nécessaire d'employer un excellent commercial à ce genres d'activités (quoique...).
Mais le lancement d'une innovation réelle, d'un produit radicalement nouveau ou d'un service très innovant, est une tâche bien plus relevée. En effet, il faut convaincre des gens d'acheter quelque chose dont ils se sont toujours passés. Ce n'est pas aussi facile que de vendre un produit un peu plus performant ou moins cher que leur produit ordinaire : il faut que le client :
- comprenne le nouveau produit, son usage : pas facile quand l'innovation est très originale ;
- puisse le comparer à ce qu'il utilise : ce peut être très rudimentaire ou difficile à identifier si l'innovation est très en rupture avec l'existant ;
- identifie l'intérêt qu'il peut avoir à acheter le produit : la nouveauté n'est pas un bénéfice en soi ;
- n'identifie pas de problème majeur à son acquisition : la critique de nouveaux produits est facile si l'on se trompe d'usage, comme le prouve l'iPad, succès commercial fortement décrié par les informaticiens à son lancement car ils lui imaginaient à tort un usage identique au PC ;
- et ait envie de l'acheter : l'irrationnel fait partie de la vente.
Des commerciaux spécialisés dans l'innovation
On pourrait comparer ces commerciaux à des sportifs de haut niveau, qui doivent avoir un entraînement spécifique et des équipements de grande qualité. Imagine-t-on que Hussein Bolt puisse courir le 100 m aussi vite avec un vieux jogging et des baskets à 15 € ?Je plaide donc ici pour la formation de commerciaux spécialisés dans le lancement commercial d'innovations. Je n'ose imaginer que le service public puisse envisager d'employer des commerciaux pour lancer des entreprises innovantes plutôt que de subventionner la "recherche" des grandes banques sur le développement d'outils spéculatifs.
Mais rien n'interdit qu'une initiative privée se lance dans cette niche nouvelle que serait le service de lancement commercial, rémunéré au succès : un créateur de start-up n'a que rarement les moyens financiers de se payer des commerciaux au départ, mais si le succès arrive il pourra payer a posteriori car sa société dégagera vraisemblablement des marges plus élevées que des activités traditionnelles. Avis aux investisseurs...
Très intéressant... le lien entre la technique et le commercial, c'est le design ! Le design(er) assure les performances techniques et rassure sur l'usage, les propriétés et l'identité du produit. Tous vos exemples rappellent du reste au design ;-) Finalement, ne suffirait-il pas de faire comprendre à tous, ingénieurs et commerciaux, de l'importance du designer pour faciliter la diffusion des innovations ?
RépondreSupprimer@M. Ferron
RépondreSupprimerBonjour,
Sans vouloir dénigrer le design, fonction essentielle pour les produits ou services orientés vers le grand public, je ne vous suis pas.
En effet, mon propos est de dire que l'innovation manque de vendeurs spécifiques, ce qu'aucun designer ne peut remplacer.
Bien à vous,
SG
Je pensais que vous vouliez nous emmener sur un autre terrain en parlant des commerciaux. Pas uniquement celui de la vente.
RépondreSupprimerJe suis personnellement convaincu que bcps d'innovations (et non d'inventions ...) proviennent d'un dialogue instauré entre techniciens et commerciaux, entre ceux qui remontent les informations du terrain et ceux qui savent les déchiffrer et les transcrire en résultats innovants.
Je souhaiterais rajouter qu'il ne faut pas non plus réduire l'innovation à l'innovation technologique .. et que l'innovation n'est pas réservée aux seuls techniciens ...