mardi 13 mars 2012

Brainstorming, métastabilité et algorithmique

J'avais l'habitude, jusqu'à récemment, d'animer mes brainstormings en suivant la méthode classique lancée par Alex Osborn dans les années 1940. En particulier, la règle principale, censée faire le succès de la méthode, à savoir : "surtout, ne pas critiquer les idées des autres".
Pourtant, une récente lecture d'un article du New Yorker intitulé "Groupthink. The brainstorming myth", ainsi que d'autres articles du même style, m'ont fait prendre conscience que la recette d'Osborn, et en particulier cette fameuse règle, n'est pas forcément la panacée en matière de créativité. Et le pire, c'est que le problème est connu depuis la fin des années 1950...
Mon expérience personnelle me dit pourtant que ce n'est pas si grave que cela, dans la mesure où les brainstormings que j'ai animés sont généralement suffisamment créatifs pour mes besoins. Avoir 10 ou 20 idées très créatives ne fait pas une grande différence. Mais il y a certainement des situations où les idées créatives se font rares, et où la revisite de la méthode est pertinente.
Cela m'a fait penser à une analogie avec la métallurgie.

Brainstorming et métallurgie
 
Pour les lecteurs qui ignoreraient le monde merveilleux de la métallurgie, disons-le tout de suite : la métallurgie n'est pas une science poussiéreuse du XIXe siècle. C'est un domaine très dynamique de la physique des solides, et bien peu de choses sont complètement comprises.
La métallurgie étudie les métaux simples (à un seul type d'atome) et surtout les alliages, ces métaux composés de plusieurs types d'atomes. L'exemple le plus courant (mais pas le plus simple) est l'acier, composé essentiellement de fer et de carbone.
Pour mémoire, il n'y a pas un acier, mais pleins d'aciers. Ils se distinguent par la composition (le pourcentage de carbone évidemment, mais également la fraction d'autres atomes comme le nickel ou le chrome) et par la microstructure.
La microstructure est, pour simplifier, le motif de répartition des atomes dans un élément microscopique d'alliage. En effet, un alliage est généralement un patchwork de plusieurs types de zones, chacune étant de composition relativement homogène et différente des autres zones. Une composition donnée est appelée une phase. Un acier peut par exemple se composer de zones essentiellement composées d'atomes de fer et d'un tout petit peu de carbone (la phase ferrite), et de zones dont la composition est proche de celle d'une céramique appelée cémentite. La forme et la taille de ces deux phases, à composition globale identique, jouent un rôle important dans le comportement mécanique de l'acier, et l'on comprend qu'il est important de maîtriser cette microstructure pour améliorer les qualités d'une nuance d'acier, c'est-à-dire une composition chimique donnée. 
Le rapport avec le brainstorming vous paraît lointain ? J'y viens. L'un des phénomènes importants en métallurgie est le phénomène de méta-stabilité. Lorsqu'on change la température d'un alliage, les phases stables peuvent changer. Ainsi, un acier à haute température (disons, bien au dessus de 900°C) peut comporter une phase d'austénite (du fer avec jusqu'à 2% de carbone). Par contre, à basse température, l'austénite n'est pas stable, et c'est plutôt la ferrite et la cémentite qui vont la remplacer.
Le problème, c'est qu'au moment du changement de température, les atomes de carbone n'ont pas le temps de se déplacer pour appauvrir une zone (la ferrite peut contenir nettement moins de carbone que l'austénite) et en enrichir une autre (afin de former de la cémentite). Initialement, on a donc du carbone en fort excès dans une phase qui aurait envie de s'appauvrir. Cette phase,  appelée martensite, est méta-stable : elle va survivre provisoirement, le temps que les atomes de carbone diffusent et la quitte en quantité suffisante pour laisser place à la ferrite.
Les métallurgistes savent faire en sorte que la phase méta-stable ait une durée de vie longue : il suffit de tremper l'alliage, c'est-à-dire refroidir l'alliage très rapidement afin que la transformation de phase soit extrêmement ralentie. Alors l'alliage sera constitué en partie de zones à phase méta-stable pendant toute la durée de vie de l'alliage si l'on ne le réchauffe pas.
Je prétends que les idées non-critiquées lors d'un brainstorming sont analogues à ces phases méta-stables.

Optimisation et critiques d'idées

Reprenons donc le cas du brainstorming. On peut considérer que le but d'un brainstorming est de trouver des idées optimales dans un certain sens, qui dépend du besoin de l'organisateur du brainstorming : l'idée de nouveau produit le plus performant, le plus sexy, le moins cher, ou encore l'idée de l'organisation la plus souple ou la moins contraignante.
Or la thermodynamique impose aux alliages d'aller également vers un état optimal à basse température : l'état qui minimise l'énergie (ou l'enthalpie, pour les puristes). En principe, à température proche du zéro absolu, seule la microstructure la plus économe en énergie sera présente à long terme.
Le seul hic, c'est qu'à basse température, l'évolution de la microstructure est extrêmement lente, et le système peut mettre des millions d'années à atteindre l'état optimal.
C'est un peu le même problème avec un brainstorming mal animé, ou la critique fige les débats : les bonnes idées peuvent mettre tellement de temps à éclore que la séance peut s'achever sans qu'elles aient été évoquées.
Les règles du brainstorming d'Osborn ont pour vocation de permettre au groupe qui brainstorme d'être plus efficace. Par analogie avec la thermodynamique des alliages, cela revient à augmenter la température fortement : autoriser les idées loufoques sans les critiquer permet d'accélérer l'évolution des concepts imaginés par le groupe en passant par des idées non-optimales qui servent de passerelle vers les meilleures idées.
Ainsi, le fait de critiquer agit à l'inverse de la température : la critique systématique correspond à la basse température, l'absence de critique à la haute température.
Toutefois, on l'a vu pour la métallurgie, la haute température est propice à des phases qui peuvent se révéler non optimales. Si, après la phase créative (i.e. à haute température) du brainstorming classique, on passe immédiatement à la revue critique des idées évoquées, on fait l'équivalent d'une trempe. Avec pour conséquence de laisser subsister des idées non-optimales, des phases méta-stables, en lieu et place des idées optimales recherchées. C'est parfois recherché par les métallurgistes, mais jamais par les créatifs.

Le recuit simulé appliqué au brainstorming

Les métallurgistes savent également éliminer les phases méta-stables en appliquant une méthode consistant à réchauffer l'alliage et à le refroidir doucement. C'est ce qu'on appelle le recuit.
Ce constat a inspiré les spécialistes de l'optimisation numérique, au travers de l'algorithme du recuit simulé.
L'idée de l'algorithme, dont l'objectif est de trouver un optimum à une fonction mathématique compliquée, est de partir d'une situation donnée, et de considérer aléatoirement des changements. Si le changement conduit à une meilleure situation, on garde ce changement, sinon, on tire au sort si on rejette ou non ce changement, selon un taux de rejet d'autant plus élevé que la "température" est basse. Au départ, les changements sont autorisés quasiment systématiquement (la "température" est très élevée, et le taux de rejet est proche de 0), et progressivement on "baisse la température" (i.e. on augmente le taux de rejet). A la fin de l'algorithme, on est censé arriver à une solution optimale.
Cet algorithme marche plutôt correctement dans des situations assez variées, ce qui en fait une méthode de choix quand aucune technique spécifique au problème à optimiser n'est disponible.
Une critique d'idée farfelue lors d'un brainstorming est un peu comme un rejet de changement. Le recuit simulé s'appliquerait donc au brainstorming de la manière suivante :
  • on commence par interdire complètement les critiques, comme dans la méthode d'Osborn ;
  • lorsqu'on a obtenu un minimum d'idées, on continue à proposer des idées mais on commence à s'autoriser la critique des idées les plus tordues ;
  • progressivement, on augmente le taux de rejet des nouvelles idées ;
  • on s'arrête lorsque seules quelques idées supportent encore la critique et qu'on arrive plus à les améliorer.
C'est évidemment très schématique, et il faudrait affiner la méthode.  Les experts du recuit simulé savent d'ailleurs qu'une des clés de la méthode réside dans le choix des paramètres (la vitesse de refroidissement, notamment...). Notons également que la critique peut être constructive, c'est-à-dire génératrice d'une idée meilleure que l'idée critiquée.

Médiation technique et brainstorming

Le brainstorming étant une part  importante de la méthodologie du médiateur technique, il est évident que l'efficacité du brainstorming est importante pour son activité.
Ce qui est ici original, c'est qu'on fait de la médiation technique pour améliorer le brainstorming, en cherchant des solutions issues de l'algorithmique, et en fin de compte de la métallurgie. De la méta-médiation technique, en quelque sorte...

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