mardi 1 février 2011

Pour tirer le maximum d'un expert : l'élicitation et la modélisation

L'expérience est un professeur cruel car elle vous fait passer l'examen, avant de vous expliquer la leçon. (Vernon Sanders Law)
L'accord est signé : une entreprise met à disposition l'un de ses experts pour qu'il expose son savoir, ou elle met à disposition un équipement et charge l'un de ses experts d'expliquer le bon fonctionnement de l'appareil.
Mais l'expert est-il capable de livrer une information complète et bien structurée ? Rien n'est moins sûr, car ce n'est généralement pas son rôle. Des techniques d'élicitation des connaissances et de modélisation des raisonnements permettent de garantir qu'on tire le maximum de cet expert.
C'est dans ces techniques que réside la plus importante valeur ajoutée de la médiation technique.
Nous allons introduire les méthodes permettant de mettre à jour les connaissances d'un expert, puis la manière de comprendre et représenter ses modes de raisonnement.

Éliciter les connaissances d'un expert

Un expert, par définition, connaît beaucoup de choses sur son sujet de prédilection : les concepts pertinents pour se représenter son domaine, les règles qui le régissent, les problèmes pratiques rencontrés et leur mode de résolution, les bons choix pour atteindre un but, les gestes à faire ou à ne pas faire,...
Pour autant, il n'est pas toujours capable d'exprimer ses connaissances de manière explicite, pour plusieurs raisons :
  • certaines choses lui paraissent aller de soi, et il ne pense pas à en parler,
  • certains savoirs sont gestuels, et il n'est pas évident de les exprimer,
  • l'expert a l'habitude de résoudre des problèmes, mais ne sais pas formaliser sa manière de raisonner,
  • ou encore, il s'exprime dans un jargon professionnel.
Le risque est grand de sous-communiquer son savoir, c'est-à-dire de communiquer moins d'information qu'il ne le pourrait, voire de le mécommuniquer, c'est-à-dire de communiquer une information différente de celle que l'on croit transmettre.

La survie d'un appareil de mesure
Un ingénieur a besoin de mesurer l'évolution au cours du temps de la température d'une pièce mobile dans un four. Il prend contact avec un collègue d'un autre service qui possède un boîtier permettant ce type de mesure (en posant le boîtier sur la pièce mobile).
Le collègue l'informe que ce boîtier ne peut supporter la chaleur du four que pendant 10 minutes, après quoi il faut le sortir du four. L'ingénieur n'a besoin que d'un historique de 8 minutes car c'est le temps d'un cycle thermique que subit la pièce mobile, ce qui convainc son collègue de lui laisser le boîtier.
L'ingénieur lance une première mesure dans le four. Au bout de 8 minutes, il retire le boîtier. Comme il souhaite recommencer la mesure pour être sûr qu'elle est reproductible, il réintroduit le boîtier, encore chaud, une minute après. Le boîtier sort 8 minutes après, sérieusement endommagé. Que s'est-il passé ?
Le collègue, expert dans l'utilisation du boîtier, lui a dit de le retirer du four au plus tard au bout de 10 minutes, mais ne lui a pas expliqué qu'il ne fallait pas recommencer immédiatement une mesure. Pour lui, cela allait de soi : le boîtier doit être froid au départ d'une mesure pour tenir 10 minutes, et il faut attendre que le boîtier ait suffisamment refroidi pour recommencer une mesure, sinon les parties électroniques à l'intérieur du boîtier vont surchauffer. Une minute de refroidissement n'était donc pas assez.
Mais ce qui va de soi pour l'expert n'est pas évident pour l'ingénieur : il y a eu sous-communication, avec une détérioration matérielle à la clé.


Pour tirer parti au mieux des connaissances d'un expert, on peut appliquer des méthodes d'élicitation développée dans le domaine de l'ingénierie des connaissances. Ces méthodes sont très variées, et leur domaine d'application est caractérisé par deux critères :
  • le degré d'explicitation de la connaissance à éliciter,
  • et son degré d'abstraction.
Le degré d'explicitation caractérise la facilité avec laquelle une connaissance peut être exprimée par l'expert. Plus la connaissance est explicite, moins il est difficile de la faire exprimer par l'expert ; au contraire, plus la connaissance est tacite,  plus il va falloir utiliser des techniques spécifiques de l'élicitation.
Le degré d'abstraction caractérise la nature de la connaissance : s'agit-il d'une connaissance conceptuelle, abstraite, ou s'agit-il d'un savoir-faire, concret ? Les techniques d'élicitation diffèrent selon l'abstraction de la connaissance.
Pour citer quelques exemples de techniques d'élicitation, commençons par les techniques les plus évidentes, adaptées aux savoirs relativement explicites. Les entretiens sont des techniques relativement naturelles, mais peuvent être non structurés (on laisse l'expert s'exprimer librement sur le sujet, en posant des questions comme elles viennent), semi-structurés (on prépare un questionnaire, mais on laisse libre l'expert de sa réponse) ou structurés (le questionnaire est fixé, et on restreint les réponses possibles) selon le besoin. Les entretiens non structurés sont idéaux pour démarrer lorsque le médiateur technique part de zéro, mais il est peu probable qu'il puisse s'en contenter.
Les techniques adaptées à des savoirs tacites assez concrets sont liées à l'observation de l'expert en train de travailler. L'observation libre est la plus simple, bien qu'il soit utile de filmer l'action et de le faire commenter a posteriori par l'expert. L'exécution commentée consiste à demander à l'expert de commenter ce qu'il fait pendant qu'il exécute une tâche.
Certaines techniques adaptées à des savoirs tacites relativement abstraits sont issus de la psychologie. Par exemple, la méthode des trois cartes permet de faire émerger des manières de voir les choses qui gouvernent la pensée d'un expert sans qu'il pense forcément à l'exprimer.

La méthode des trois cartes illustrée avec des animaux
Prenons une liste d'animaux, et mettons chaque nom d'animal sur une carte différente. Puis, tirons trois cartes, et cherchons à séparer une carte des deux autres en donnant une explication, et recommençons plusieurs fois. 

Par exemple, si l'on a tiré les cartes "chat", "serpent" et "moineau", on peut par exemple séparer la carte "moineau", car c'est un animal qui vole alors que les deux autres ne volent pas. On a identifié un attribut de certains animaux : la capacité à voler. 
En recommençant plusieurs fois, on fait émerger très facilement divers attributs de toutes natures (ceux qui ont des poils, ceux qui vivent la nuit, ceux qui sont carnivores, la taille, le poids, la durée de vie,...). Ces attributs sont autant de connaissances conceptuelles sur les animaux.

D'autres techniques encore aident à comprendre comment l'expert aborde les problèmes et hiérarchise ses idées. Ainsi, la méthode des 20 questions consiste à demander à l'expert d'identifier l'origine d'un problème technique en posant 20 questions au maximum au médiateur technique. La manière d'ordonner ses questions illustre quelles priorités le médiateur donne à telle ou telle information.
Le médiateur technique a donc pour rôle de choisir des techniques d'élicitation et de les appliquer à l'expert, quitte à changer de technique si l'une d'entre elles ne convient pas à un expert.

Modéliser les raisonnements d'un expert

Certaines connaissances consistent en des processus, des tâches expertes, qu'il est absolument nécessaire de présenter de manière structurée. Un diagnostic, par exemple, fait intervenir un certain nombre de connaissances (des hypothèses, des symptômes, des observations possibles...) et les utilise selon des règles de fonctionnement relativement précises. De telles tâches complexes, exigeant beaucoup de connaissances, peuvent être assimilées à des raisonnements.
Modéliser les raisonnements consiste à décrire l'essentiel de la manière dont l'expert construit ses raisonnements.
Il a été observé que de telles tâches complexes, faisant appel à beaucoup de connaissances, se regroupent en des types génériques de raisonnement. Ces types ont été analysés de manière approfondies dans le domaine de l'ingénierie des connaissances, et il existe un certain nombre de méthodologies de modélisation qui propose une représentation de ces raisonnements.

Les modèles de raisonnement de CommonKADS
La méthodologie de modélisation CommonKADS est l'une des plus répandues aujourd'hui. Elle introduit 10 types génériques de raisonnements :

  • la classification : rangement d'objets dans diverses classes,
  • l'évaluation : assignation d'une valeur à une situation,
  • le diagnostic : détermination de la cause d'un problème,
  • le monitoring : suivi d'une variable en vérifiant si elle est normale ou s'il faut réagir,
  • la prédiction : estimation d'une observation future, 
  • la conception : définition d'un système,
  • la modélisation : réduction d'un problème complexe en un modèle qui en résume l'essentiel,
  • la planification : définition et ordonnancement des opérations pour atteindre un objectif,
  • l'allocation : répartition de ressources dans un domaine ou un temps limité,
  • l'attribution : affectation d'objets d'un ensemble à des propriétaires.
D'après cette méthode, la plupart des tâches complexes se classent dans l'une de ces catégories.

Voici par exemple un schéma de raisonnement générique correspondant au diagnostic.

Le médiateur technique a intérêt à utiliser astucieusement ces méthodes, pour gagner du temps dans sa modélisation, mais également pour être exhaustif dans sa recherche de connaissances : un modèle générique possède un certain nombre d'attributs, et si un raisonnement d'expert peut être calqué sur un tel modèle, alors le médiateur sait que son élicitation est incomplète si l'un des attributs n'est pas décrite.

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