vendredi 1 juillet 2011

Dialogue de sourds

L'amour est un dialogue de sourds. (Emmanuel Cocke)
Il vous est sûrement déjà arrivé d'être pris dans une conversation où votre interlocuteur et vous n'arrivez pas du tout à être d'accord sur quoi que ce soit. Généralement, c'est symptomatique d'un dialogue de sourds.
Mais le dialogue de sourds n'est pas toujours dû à une absence d'écoute de l'autre. Cela peut aussi provenir d'une différence de culture, y compris de culture industrielle.
Je vais l'illustrer par une anecdote personnelle récente, avant de dire quelles sont les parades, au moins dans un cadre professionnel.

Différence de culture professionnelle

Ainsi, il m'est arrivé tout récemment d'avoir ce type de conversation avec une consultante en informatique. Je spéculerai par la suite quand je présenterai son point de vue, car nous nous sommes quitté sans parvenir à nous accorder.
La conversation portait sur la gestion du risque.
Premier sujet de controverse : si le client prend un risque, c'est qu'il a mal rédigé son cahier des charges.
Elle défendait que le client qui achète une machine innovante à son fournisseur peut facilement gérer le risque qu'il prend en définissant un cahier des charges précis.
Je m'étais étonné de ce point de vue, et je lui ai soumis un exemple que j'ai rencontré dans l'industrie. Voici la situation.
Le client est un centre de développement d'un grand groupe industriel. Le fournisseur est une entreprise industrielle qui vend à ce groupe des composants pour un procédé industriel. Disons, pour fixer les idées, qu'il s'agit d'un procédé de traitement de surface de larges bandes de métal.
Le fournisseur vient régulièrement présenter des nouveautés au client. Typiquement, il s'agit un composant présenté comme potentiellement plus performant. Le client, s'il souhaite le tester, doit l'acheter, car le fournisseur ne propose pas de donner gratuitement un composant de test. C'est donc le client qui prend le risque d'essayer.La consultante m'a dit que cette manière de faire était absurde : pour elle, il suffit au client de définir un cahier des charges avec le fournisseur, spécifiant en particulier les fonctions du composant qui intéressent le client et sur lesquelles le fournisseur doit s'engager.
Je lui ai expliqué que cette manière de faire n'était pas possible, pour plusieurs raisons.
  • D'abord, le fournisseur n'est pas prêt à s'engager sur des fonctions qui relèvent d'un procédé qu'il ne maîtrise pas.
    Il n'a d'ailleurs pas les moyens de tester lui-même son composant sur le procédé du client, car son composant s'adapte en principe sur plusieurs procédés très différents, qu'il est hors de question pour lui d'acheter en raison des investissements lourds nécessaires.
  • Ensuite, il se trouve que le fournisseur jouit d'un quasi-monopôle sur son composant. Il se trouve qu'il est très largement leader sur le marché de ces composants, et il est le seul à proposer des composants aussi innovants. Ce serait aussi le cas si le fournisseur était une startup ayant breveté ce composant innovant.
    Le client ne peut donc pas trouver ce composant innovant chez un autre fournisseur. Le fournisseur est en position de force.
  • De plus, le client sait qu'il y a un risque que le composant acheté ne convienne pas, mais qu'il y a un risque également s'il ne l'achète pas : un concurrent pourra bénéficier de ce nouveau composant, réduire son prix de vente en augmentant ses marges, et surtout prendre des parts de marché au client.
  • Enfin, le fournisseur peut trouver plus rentable de dépenser son argent en démarchant commercialement d'autres acheteurs potentiels plutôt que d'offrir un composant à tester au client.
Ainsi, rédiger un cahier des charges fonctionnel exigeant l'engagement du fournisseur est inutile : le fournisseur ne sera pas prêt à prendre le risque de ne pas être payé pour son composant. Le client ne peut pas gérer le risque de cette manière.
Pourtant, c'est une méthode qui est parfaitement adaptée au milieu du logiciel. Je comprenais donc la consultante qui met en avant une telle méthode, mais elle ne concevait pas que ceci ne soit pas transposable à une autre industrie.
Second sujet de controverse : le fournisseur doit pouvoir donner toutes les informations nécessaires à l'évaluation du risque.
La consultante m'affirmait que le fournisseur doit pouvoir donner des éléments permettant au client d'évaluer le risque. Je m'opposais à ce point de vue, car dans cette même situation, le fournisseur était incapable de fournir l'ensemble des éléments.
Si le fournisseur démarche le client avec son composant innovant, c'est bien parce qu'il a des éléments qui lui laissent penser que le client va y gagner.
  • Par exemple, s'il a convaincu auparavant 4 clients d'acheter son composant et que les 4 autres clients ont été satisfaits, il est légitime d'imaginer que ce sera peut-être aussi le cas de ce client.
    Toutefois, si les 4 clients en question ne sont pas du tout dans la même industrie, rien de permet d'affirmer que le composant donnera satisfaction, car les autres clients ont sans doute des procédés de fabrication très différents, avec des attentes et des conditions d'utilisation spécifiques, qui rendent toute extrapolation hasardeuse.
  • Il aura aussi pu réaliser des tests sur des échantillons de petite taille, disons 1 cm2, qui se sont avérés très satisfaisants.
    Mais si le client traite des bandes de 2 m de large, les surfaces à considérer sont bien plus grandes (quelques m2). Or l'homogénéité du traitement de surface étant souvent crucial, les tests à petite échelle ne donnent aucune information sur l'homogénéité. Les tests réalisés par le fournisseurs n'offrent aucune garantie de fonctionnement.
  • Enfin, le fournisseur peut avoir une idée grossière de ce que va gagner le client si son composant innovant, coûtant par exemple 100 k€, fonctionne comme espéré. Ainsi, si le coût du traitement de surface est de 1 €/m2, et que le composant pourrait permettre d'économiser 0,01 €/m2, on peut faire un calcul de retour sur investissement. Le composant est rentabilisé au bout de 10 millions de m2 ; si la production journalière est de 10 000 m2, il faut un peu moins de 3 ans pour rentabiliser l'achat.
    Néanmoins, le fournisseur ne dispose pas forcément de ces chiffres, qui peuvent être confidentiels pour le client. De plus, il ignore également ce que coûte la production perdue si le composant ne fonctionne mal. Or si 5 journées de production sont perdues parce que le composant ne fonctionne pas comme prévu (le client se donne une semaine de test), il faut additionner à l'achat du composant (100 k€) la perte de la production de 5 journée (50 000 m2, à 1 €/m2 pour le traitement de surface auquel vient s'ajouter le coût du métal, qui peut être de 5 €/m2 par exemple, soit 300 k€). Un test infructueux coûte donc 400 k€ au client. Le calcul du retour sur investissement est à faire sur la base de ce chiffre et non pas simplement sur le prix du composant uniquement. Par ailleurs, si le composant fonctionne, il pourra être acheté pour équiper plusieurs lignes de production. Tout cela relève d'informations stratégiques pour le client, et que le fournisseur ne peut qu'estimer grossièrement.
Ainsi, il n'est guère possible que le fournisseur soit capable de donner des chiffres précis pour estimer le retour sur investissement, ni le risque financier pris par le client. Et même s'il est capable de les estimer, il est incapable de déterminer les chances de succès de son composant innovant pour le client. C'est binaire : soit il marche, soit il ne marche pas. Au mieux, c'est 50% de chances de succès. L'expérience des autres clients n'apporte aucune information supplémentaire, et les tests sur des échantillons non plus.
La consultante a l'habitude de traiter avec des clients beaucoup plus nombreux, où les tests sur un "échantillon" (un panel d'utilisateurs, une petite entreprise, un service dans une grande entreprise) sont pertinents, où l'expérience accumulée avec les clients antérieures est relativement transposable, où il est peu coûteux pour le fournisseur de proposer un test gratuitement... Bref, un environnement professionnel complètement différent. La transposition de son business model à celui d'une autre industrie était donc naturel mais inadéquat.

Éliciter les connaissances pour prévenir les malentendus

Je n'ai pas réussi à faire passer mon message à cette consultante ce soir-là. Il s'agissait d'un échange informel relativement bref autour d'un buffet dans une soirée de réseautage, je ne disposais pas du temps nécessaire pour mettre en œuvre l'une des techniques permettant d'éviter les malentendus, et ce n'était pas le but de notre échange.
Car il existe des solutions pour éviter les malentendus. Ces solutions sont essentielles en cours de médiation technique, lorsque deux interlocuteurs de secteurs d'activités très différents (dans l'anecdote, l'informatique et l'industrie du traitement de surface) doivent collaborer. En effet, un malentendu peut avoir diverses conséquences plus ou moins délétères, allant de la simple perte de temps à des erreurs de conception importantes, voire à des détériorations de matériel ou même des accidents.
Ces solutions se trouvent dans les méthodes d'élicitation. Il s'agit de méthodes permettant d'obtenir d'un expert les connaissances dont il dispose sur un sujet, et de valider que ces connaissances ont bien été interprétées. Sans rentrer dans les détails (voir mes articles de blog dans la catégorie "Outils et techniques"), citons en particulier l'entretien semi-structuré (pour obtenir les principales connaissances conceptuelles) et le rétro-apprentissage (pour valider la bonne compréhension).
Dans l'anecdote, il aurait été utile de faire le travail pour les deux interlocuteurs (la consultante et moi-même), afin de pouvoir comparer les deux approches de la gestion du risque d'innovation, et décider si les recettes de la consultante en informatique pouvaient être appliquées à l'industrie du traitement de surface, ne serait-ce qu'en partie, ou si elles étaient inadaptées.
Mais il faut reconnaître que ces méthodes nécessitent du temps, et qu'elles ne se justifient que dans une collaboration professionnelle. Je n'ai donc pas de technique pour éviter les dialogues de sourds lors d'un cocktail !

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