jeudi 21 juillet 2011

Les logiciels gratuits : une innovation de business model

L'industrie du logiciel utilise traditionnellement deux modèles d'affaires : l'achat d'un logiciel ou sa location.
Le premier modèle est encore assez répandu pour le grand public ou les logiciels les plus classiques (bureautique, notamment). Mais il souffre du piratage, et depuis l'essor d'internet il est devenu relativement facile de trouver un numéro de licence de son logiciel préféré, qu'on aura copié au préalable à partir d'un CD-ROM du boulot ou d'un ami, pour le débloquer. Et je ne parle même pas du peer-to-peer.
Personnellement, cela fait bien longtemps que je n'achète plus de logiciels comme ça. Je vous arrête tout de suite : je ne suis pas un pirate, j'utilise des solutions gratuites (Linux, OpenOffice...).
Le second modèle, déjà connu des entreprises depuis bien longtemps pour des logiciels spécifiques (logiciels de calculs scientifiques ou d'ingénierie, par exemple), est devenu très courant depuis l'apparition des solutions basées sur internet.
Le Cloud Computing, très à la mode, n'est rien d'autre que l'industrialisation de ce modèle. Il est d'ailleurs stupéfiant de voir à quel point certains acteurs majeurs du domaine font l'apologie du Cloud. Est-ce pour le bien des utilisateurs ? Non, bien entendu : c'est un moyen d'éviter le piratage de logiciels, qui n'est plus basé sur l'ordinateur de l'utilisateur, et de forcer un client à rester captif de son fournisseur de logiciels car le transfert des données vers une autre solution (Cloud ou pas) devient délicat voire coûteux.
Depuis quelques années se développe pourtant une offre alternative, celle des logiciels gratuits. Il y a bien sûr de gentils développeurs qui proposent gratuitement le fruit de leur travail à la communauté. Mais il existe aussi des entreprises qui proposent ces solutions gratuites. Or une entreprise n'est pas une société philanthropique : elle doit gagner de l'argent, ne serait-ce que pour payer ses salariés. Alors, pourquoi diable proposent-elles des logiciels gratuits ?

Qui paye quoi ?

Puisqu'il y a forcément quelqu'un qui paye l'entreprise, il est utile de se poser les deux questions : qui paye ? et que paye-t-il ?
La réponse à la première question est simple : soit c'est l'utilisateur qui paye, soit c'est un tiers. Si c'est l'utilisateur, sachant qu'il ne paye pas le logiciel gratuit, il doit nécessairement payer autre chose :
  • il peut être invité à contribuer financièrement au développement du logiciel s'il le souhaite : c'est le principe du pourboire ;
  • il peut vouloir acheter des produits dérivés : l'entreprise commercialise alors des T-shirts et autres accessoires ;
  • il peut être amené à payer une version améliorée du logiciel : le logiciel gratuit est une sorte d'appas pour proposer un logiciel payant ;
  • il peut aussi avoir besoin de formation à ce logiciel : l'entreprise vend alors des offres de formation à ce logiciel ;
  • il peut également avoir besoin d'assistance technique : l'entreprise vend donc une offre d'assistance en cas de difficulté d'utilisation, ou d'installation et de maintenance ;
  • il peut avoir besoin de développements spécifiques : l'entreprise développe alors des modules complémentaires payants ;
  • enfin, et c'est plus subtil, il peut être amené à acheter d'autres produits ou services de l'entreprise : l'entreprise se sert du logiciel gratuit comme outil publicitaire à son propre bénéfice pour augmenter sa notoriété.
Le pourboire et les produits dérivés sont plutôt réservés à une catégorie de fanatiques du monde numérique(les geeks) qui font du logiciel libre une profession de foi. Ce type de revenus est donc d'intérêt assez limité pour une entreprise. Notons que Wikipédia est financé (au moins en partie) par des dons d'utilisateurs.
Par contre, la version améliorée payante est le business model de bon nombre de logiciels gratuits. Par exemple, on peut citer SugarCRM dans les logiciels de gestion de la relation clients à destination essentiellement des commerciaux d'une entreprise : il existe une version gratuite avec moins de fonctionnalités qui permet de tester le logiciel ; si l'on a besoin d'un outil plus performant, on passe à la version payante. C'est aussi le cas des réseaux sociaux professionnels comme Viadeo ou LinkedIn, l'usage gratuit étant limité.
Enfin, IBM fait partie de la fondation Eclipse dont la vocation est de développer des logiciels libres autour de l'environnement de développement libre Eclipse ; il est clair que c'est une façon pour IBM de se doter d'une image sympathique et ouverte, à l'opposé de son image traditionnelle de fournisseur de solutions propriétaires, même si ce n'est certainement pas la seule raison.
La simulation numérique avec OpenFOAM
Si vous êtes ingénieur et que vous faîtes du calcul ou de la simulation numérique (calcul de structures, mécanique des fluides, thermiques...) vous utilisez probablement un logiciel professionnel coûteux : Fluent, Abaqus...
Il existe aujourd'hui des codes de calculs gratuits, mais bien souvent il s'agit de codes développés par des thésards dans des laboratoires et très spécifiques à un problème donné. Toutefois, certaines solutions gratuites relativement flexibles commence à se diffuser, comme par exemple OpenFOAM
Dans sa dernière version, ce logiciel permet d'aborder en standard des domaines aussi variés que la mécanique des fluides (parfaits ou visqueux, turbulents ou laminaires, incompressibles ou compressibles, monophasiques ou multiphasiques, avec ou sans réaction chimique, avec ou sans gravité), de la dynamique moléculaire, de la thermoélasticité, de l'électrostatique ou de la magnétostatique. De plus, OpenFOAM est conçu pour pouvoir développer ses propres solveurs d'équations aux dérivées partielles sans avoir à tout réinventer, même ce type de développement est à réserver à des spécialistes. Les performances d'OpenFOAM sont comparables à celles de codes payants.
Ce logiciel est maintenu par la société OpenCFD. Il est gratuit et téléchargeable librement. OpenCFD assure la fiabilité des algorithmes codés en standard, corrige les bugs qui lui sont signalés, et développe de nouveaux modules. Comment gagne-t-elle de l'argent ? Par de la formation, du support technique et du développement spécifique.
Il existe également d'autres sociétés qui interviennent sur OpenFOAM, comme Wikki, fondée par un fondateur d'OpenFOAM dissident, qui maintient des extensions d'OpenFOAM non maintenues par OpenCFD, et qui se rémunère sur des développements spécifiques.

Si ce n'est pas l'utilisateur qui paye, c'est donc un tiers :
  • ce peut être une entreprise qui se sert du logiciel comme support de publicité : le logiciel gratuit impose à l'utilisateur de voir des messages publicitaires ;
  • ce peut aussi être une entreprise qui veut communiquer une image : elle se présente comme mécène d'un projet de logiciel gratuit ;
  • ce peut aussi être une entreprise qui vend un produit ayant besoin de ce logiciel pour fonctionner : elle investit alors dans un logiciel pour gagner des clients.
La publicité est familière à tout utilisateur du moteur de recherche de Google. Il y a une quantité gigantesque de sites internet, ou même de blogs, dont la rémunération est assurée par la publicité.
Le mécénat de logiciels libres est encore rare, mais on peut citer par exemple le cas de Wecena qui recherche des mécènes pour développer des projets informatiques.
Enfin, l'investissement dans les logiciels libres prend par exemple la forme d'un financement de systèmes d'exploitation comme Android par des fabricants de smartphones afin que leur produit soit exploitable. Le consommateur ne paye donc pas directement le logiciel mais il le fait par l'intermédiaire du fabricant.

On peut aussi innover dans le business model

Les logiciels gratuits prouvent qu'il n'est pas nécessaire de révolutionner la technologie pour innover : changer le mode de financement de son activité est également une solution.
Quel intérêt y a-t-il à changer son business model ? Dans le cas des logiciels libres, il est intéressant de voir que ces nouveaux modèles d'affaires apportent une possibilité de développer rapidement une communauté d'utilisateurs dans un marché parfois dominé par quelques grosses entreprises.
Le cas des logiciels de mécanique des fluides est intéressant, car le marché est aujourd'hui concentré autour des logiciels Fluent, CFX et Star-CD, les deux premiers appartenant à la même compagnie, ANSYS. Un logiciel payant nouveau, n'ayant pas l'intégralité des fonctionnalités de ces concurrents, ne pourrait voir le jour sans un énorme effort de développement initial, alors qu'un logiciel gratuit comme OpenFOAM, même initialement limité à quelques fonctionnalités essentielles, peut facilement se diffuser, être progressivement enrichi de fonctionnalités, et faire son trou dans ce marché. La gratuité permet de contourner l'obstacle à l'entrée sur le marché que constitue le niveau avancé de développement des solutions dominantes.
Dans le domaine du logiciel, ce type de stratégie est permis par le coût marginal virtuellement nul de la copie du logiciel. C'est très spécifique à l'industrie du logiciel, mais il existe des secteurs présentant des similarités, comme celui de la pharmacie. En effet, le coût essentiel d'un médicament vient de son développement avant l'autorisation de mise sur le marché, comme le coût de développement d'un logiciel avant sa mise sur le marché, alors que chaque nouvelle pilule produite ne coûte que très peu, comme le montrent les entreprises produisant des médicaments génériques.
Le business model de l'industrie pharmaceutique, basée sur le brevet, est aujourd'hui annoncé comme en perte de vitesse : le développement des médicaments nouveaux est de plus en plus difficile et coûte de plus en plus cher, avec des conséquences évidentes sur les dépenses publiques de santé. Peut-être est-il possible de s'inspirer du logiciel gratuit pour proposer d'autres business models à l'industrie pharmaceutique.
A coup sûr, un nouveau modèle de "médicament libre" nécessiterait d'ébranler le dogme du brevet comme seule solution pour garantir l'innovation en matière de santé publique. Sans nécessairement que l'on n'y perde en sécurité. Peut-être avez-vous des idées ?

Pourquoi s'intéresser aux logiciels gratuits ?

La réponse est dans la question : parce que c'est gratuit. Et ce n'est pas parce que c'est gratuit que c'est forcément de mauvaise qualité, car il y a souvent des professionnels qualifiés derrière ces solutions gratuites.
Un médiateur technique peut très bien être amené à rechercher pour une entreprise industrielle un substitut à un logiciel professionnel onéreux, et il se peut qu'une solution gratuite existe.
Ainsi, pour visualiser des données numériques, on pourra substituer au coûteux logiciel Ensight le logiciel gratuit ParaView. On pourra remplacer Fluent par OpenFOAM pour simuler des écoulements de fluides. On pourra utiliser Octave pour ses calculs numériques à la place de Matlab. Et il en existe bien d'autres pour tout un tas d'applications technique : R pour les statistiques, SPICE pour l'électronique, Modelica pour toute modélisation basée sur des composants élémentaires décrits par un jeu d'équations...
Bref, l'utilisation de logiciels payants peut souvent être remise en question au profit d'une solution payante.
Le médiateur technique peut aussi avoir à trouver des experts dans l'utilisation d'un tel logiciel gratuit : dans la mesure où les entreprises qui gravitent autour d'un logiciel gratuit ne sont pas toujours capables de traiter toutes les demandes, il peut être utile d'identifier un utilisateur expert de ce logiciel qui dispose des compétences nécessaires, et qui ne travaille pas pour l'une de ces entreprises.
Les développements spécifiques permis par les logiciels gratuits sont d'ailleurs souvent bien supérieurs aux développement des logiciels payants, car leur code source est généralement disponible et un informaticien qualifié pourra faire les modifications souhaitées par un client mais interdites en pratiques avec un logiciel propriétaire.
Et qui sait, peut-être que l'un des modèles d'affaires du logiciel libre peut apporter une solution d'organisation technique à une entreprise industrielle ? Il sera alors utile de faire appel à de la médiation technique pour transposer le savoir organisationnel d'une société développant des logiciels gratuits dans l'organisation de l'entreprise industrielle. Sérendipité !

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