Les théoriciens ont donc besoin d'imagination afin d'imaginer comment la matière fonctionne à cette échelle. Et il leur arrive d'emprunter des idées à d'autres branches de la physique.
Une médiation technique entre sciences
Vous avez peut-être entendu parler du LHC (Large Hadron Collider, ou grand collisionneur de hadrons), le nouvel accélérateur de particules du CERN (acronyme ancien mais toujours en usage de l'Organisation européenne pour la recherche nucléaire), célèbre laboratoire de physique des particules à cheval entre la France et la Suisse et berceau d'Internet. Ce gigantesque jouet scientifique (27 km de circonférence) a pour vocation de mieux comprendre la physique de la matière à l'échelle la plus petite possible, celle des particules élémentaires, avec des retombées espérées énormes comme par exemple de nouvelles sources d'énergies.
Bien des mystères restent à élucider dans ce domaine. Par exemple, la théorie physique actuelle, très bien validée dans l'ensemble, n'explique pas pourquoi les particules élémentaires ont une masse, et encore moins pourquoi les masses des particules se répartissent comme elles le font : ainsi, l'électron "pèse" environ 1836 fois moins qu'un proton ou qu'un neutron.
Pourquoi alors en parler ici ? Tout simplement parce que l'une des pistes actuelles pour expliquer l'origine de la masse, qu'on appelle le mécanisme de Higgs, est une forme de médiation technique, entre disciplines scientifiques plutôt qu'entre entreprises ; mais, après tout, les laboratoires scientifiques peuvent être considérés comme des entreprises au sens large.
Et que le LHC a comme objectif, entre autres, de tester cette piste en identifiant une nouvelle particule hypothétique, le boson de Higgs. Ainsi, l'un des programmes scientifiques les plus ambitieux du début du XXIe siècle a pour vocation de tester une idée issue d'une médiation technique...
De la matière condensée à la physique des particules
Je ne tenterai pas d'exposer en détails le principe du mécanisme de Higgs, ce qui est de toutes manières largement hors de ma portée. Disons simplement que, dans les années 1960, les théoriciens des particules étaient ennuyés car la théorie physique qu'ils développaient selon des principes relativement généraux et vraisemblables conduisait à prédire une masse nulle pour un certain nombre de particules, qu'ils savaient pourtant massives par l'expérience.
Les principes en questions faisaient notamment appel à une certaine notion de symétrie. Pour prendre un exemple très simple, si vous savez qu'une fonction mathématique comme un polynôme prend les mêmes valeurs pour les nombres opposés x et -x, vous pouvez en déduire qu'il pourra contenir des puissances paires de x comme x^2 ou x^6 mais qu'il ne pourra pas contenir des puissances impaires comme x^3 ou x^9. La symétrie impose des contraintes sur la composition du polynôme.
Dans le même ordre d'idées, la notion de symétrie de la physique des particules (la symétrie de jauge, que je ne tenterai pas d'exposer ici) interdit à certaines particules d'avoir une masse. Ce qui est manifestement en désaccord avec la réalité expérimentale.
C'est là qu'interviennent les spécialistes de la matière condensée. C'est une branche de la physique qui s'intéresse à la matière dense, comme les solides, les liquides, les gels ou encore les cristaux liquides.
La matière condensée est un domaine dans lequel la symétrie intervient de manière essentielle. Ainsi, la majorité des solides se présentent sous forme de cristaux qui respectent un groupe plus ou moins étendu de symétries : translations, rotations, symétries par rapport à un plan, à un axe ou à un point... On dénombre ainsi 230 groupes de cristaux différents.
C'est une manière quelque peu zoologique d'aborder les cristaux, mais ce qui intéresse les physiciens, c'est généralement les transitions de phases : lorsqu'on modifie les conditions extérieures (pression et températures) d'un solide cristallin, il peut changer de groupe de symétrie, tout en gardant la même composition chimique : les atomes du solide se réorganisent alors dans une géométrie différente, une autre phase cristallographique.
La plupart du temps, plus on augmente la température, plus les phases sont symétriques. La phase liquide, généralement atteinte à haute température, peut être considérée comme la plus symétrique possible, car elle est (statistiquement) homogène et invariante par toutes les rotations et translations imaginables.
Au contraire, en baissant la température, chaque transition de phase réduit le nombre de symétries respectées par le solide : on brise des symétries. On peut ainsi passer d'un liquide à un solide cristallin à symétrie cubique (les cristaux sont des cubes), puis à symétrie quadratique (les cristaux sont des pavés droits à base carrée), puis à symétrie orthorhombique (les cristaux sont les pavés droits mais la base est un rectangle quelconque).
Le concept de brisure de symétrie est très courant en matière condensée. La plupart des phénomènes intéressants de ce domaine sont liés à des brisures de symétries diverses, que ce soit les symétries cristallines que je viens d'évoquer ou d'autres symétries plus subtiles.
Par exemple, les matériaux ferromagnétiques constituant les aimants doivent leurs propriétés d'aimantation à une brisure de symétrie. Imaginez des tout petits aimants qui peuvent s'orienter vers le haut ou vers le bas. A haute température, les aimants sont alignés aléatoirement, et en moyenne l'aimantation est nulle car les orientations haute et basse sont symétriques. Mais à basse température, les aimants s'orientent majoritairement dans une direction commune, par exemple, vers le haut : le matériau présente alors une aimantation macroscopique vers le haut, ce qui constitue une brisure de la symétrie haut-bas.
Enfin, pour en venir au mécanisme de Higgs, un grand physicien de la matière condensée, Philip Warren Anderson, avait étudié une autre transition de phase, la supraconductivité.
La supraconductivité
Certains matériaux, à très basse température, deviennent en effet parfaitement conducteurs : ils n'ont plus de résistance électrique ! On les appelle des supraconducteurs.
Ils ont d'autres propriétés, notamment magnétiques, très originales, comme la capacité de repousser un champ magnétique, ce qui leur permet de léviter au dessus d'un aimant : c'est l'effet Meissner.
La supraconductivité est aussi une forme de brisure de symétrie, mais la symétrie en question est une symétrie assez peu intuitive, une symétrie de jauge.
Si les supraconducteurs sont peu utilisés en pratique, c'est que l'énergie à dépenser pour les refroidir est également coûteuse. Mais ils sont indispensables lorsqu'on a besoin de produire des champs magnétiques très élevés, comme par exemple pour faire fonctionner... le LHC.
Pour faire simple, Philip Anderson a observé que la brisure de symétrie de la supraconductivité se traduisait par l'existence d'une "particule" qui pouvait être massive, alors qu'en l'absence de brisure de symétrie cette "particule" aurait été de masse nulle. Et il a suggéré que cela pourrait être une piste pour expliquer la masse des particules élémentaires.
Plusieurs physiciens des particules se sont inspirés de cette idée, et assez rapidement ils ont proposé un mécanisme spécifique aux particules élémentaires mais comparable à l'idée de Philip Anderson. Parmi eux, un certain Peter Higgs, qui a donné son nom à la particule (le boson de Higgs) et au mécanisme. Ce qui est d'ailleurs injuste pour les autres physiciens qui ont aussi trouvé le mécanisme de manière indépendante.
Et si le boson de Higgs n'existait pas ?
Le succès de cette idée a été telle que la majorité des physiciens des particules attendent avec impatience la découverte du boson de Higgs depuis des dizaines d'années. Paradoxalement, le LHC pourrait prochainement ruiner leurs espoirs, car la particule semble si bien se cacher qu'elle pourrait très bien ne pas exister.
Mais alors, s'agirait-il d'un échec de la médiation technique ?
Non : d'abord, parce que même si le mécanisme de Higgs n'est pas le bon, il est probable qu'il inspirera d'autres théories, dont l'une s'avérera la bonne.
De plus, entre la suggestion de l'idée de Philip Anderson et la proposition du mécanisme de Higgs par les physiciens des particules, il s'est écoulé moins de deux années : un temps relativement court, qui doit beaucoup à la transmission des concepts de la matière condensée à la physique des particules.
Enfin, comme tout projet innovant, une théorie physique nouvelle présente une part de risque, et c'est en acceptant le risque d'échouer plusieurs fois qu'on apprend de ses échecs et qu'on finit par avancer.
Si la médiation technique a permis d'échouer une fois de plus, c'est donc en soi une bonne chose.